
Quinzième jour : N'Djamena Les Tchadiennes ont fait neuf mois de service militaire volontaire. Je dis : - Vous n'avez jamais pensé à partir ? - Jamais. Fatimé dit : - Un jour ou l'autre, je vais mourir; autant que ce soit pour mon pays. Son arme est le clash automatique. Je descends prendre mon petit déjeuner. Je dis au serveur : - Vous avez perdu des membres de votre famille pendant la guerre? - Oui, ma fille et mon fils. II montre l'impact d'un obus dans le buffet en bois. Il dit : - Le plafond a été reconstruit. A travers la fenêtre coule le fleuve Chari. Un Blanc lit un livre en buvant son thé. J'achète à un type de la réception un badge d'Hissène Habré que je fixe à mon pull. Je prends un taxi. Il est 8 heures. Nous faisons le tour de la ville. J'aime N'Djamena. La souffrance de son peuple a épuisé ce qu'il y a de mauvais en elle. La cathédrale n'est plus qu'un pan de mur couvert de trous; le reste a été soufflé par une bombe. Nous allons à la librairie papeterie générale A1 Akhbaar, avenue Charles-de-Gaulle. Il n'y a pas un ouvrage sur le Tchad. Les journaux français sont vendus. On ne trouve pas de Journaux tchadiens, mais un bulletin d'information de cinq pages tapé à la machine : Info Tchad. Au sommaire : . Le Président Habré a présenté mercredi le plan intérimaire de développement du Tchad à Genève. Afrique du Sud : la violence se poursuit dans les cités Al-Waton - grand hebdomadaire tchadien d'information et de sensibilisation - a vingt-huit pages. Il a aussi le format d'un bulletin tapé à la machine. Il comporte une partie en arabe. Je m'arrête devant la mosquée. Des enfants assis devant des pupitres suivent des cours habillés en blanc. Le professeur vient vers moi. Il dit : - Que désirez-vous? - Entrer. - Pourquoi? - Regarder, me recueillir. - On entre dans une mosquée juste si on veut entrer dans l'islam. Pour entrer dans l'islam, il faut commencer par le Coran. Je plaide ma cause. Il est poli mais intraitable, ponctue souvent ses arguments de : spécialement pour une femme. La mosquée est interdite à tous les non-musulmans, spécialement aux femmes. Un Egyptien en tenue occidentale arrive. La négociation est close. Je m'en vais. Je règle la course de Youssouf. Le chef de raid s'approche. Il dit: - Mauvaise nouvelle: Hissène Habré ne revient que dans dix jours. Je voulais le rencontrer, espoir qui m'a tenue jusqu'ici. On ne pouvait pas téléphoner du Niger, car les communications ne fonctionnent pas. Il fallait attendre d'être à N'Djamena pour obtenir l'entrevue. Souvent, quand je veux une chose, j'en obtiens une autre. Là, c'est d'être dans cette ville. - Ce sont quoi les oiseaux près du fleuve ? - Des charognards. Des affiches annoncent un grand concours de danse dans la boîte de nuit de l'hôtel en collaboration avec la Discothèque, Le Baobab; on gagne des blousons, des pagnes, des apéritifs. A côté il y a un tract sur la vie d'Hissène Habré : il est né vers 1942 à Faya-Largeau. Il a suivi ses études supérieures en France. Il a connu ses premiers bains de foule à vingt quatre ans. Le ministre de la Femme et de la Promotion féminine fait un discours. Nous la suivons dans son bureau. Si les femmes mariées au Tchad ont le droit de sortir? -Je suis une femme mariée, mère de famille, et je sors de chez moi. La Canadienne dit: - Est-ce que c'est vrai que les veuves n'héritent de rien, que les enfants appartiennent au mari? Sur une jarre est marqué : « Tchad-Travail-Justice ». A travers la fenêtre, on voit un pan de la cathédrale pulvérisé. Les priorités sont l'alphabétisation et l'autosuffisance alimentaire. La scolarisation est obligatoire. - Alors Else, tu pars ce soir ? - Oui. - Pourquoi ? Fanta m'offre un bracelet en verre bleu marine. Elle arrache des pierres vertes au revers de sa robe, me les donne. Je dis : - Je les collerai sur mon front. Je repars au hasard dans N'Djamena, avec Felicia. Le restaurant quatre étoiles Amarina est fermé. Je dis : - Tu as vu toutes ces maisons blanches reconstruites? - Elles ne sont pas reconstruites: Ils ont passé de la chaux dessus, c'est tout. Regarde : ils commencent par boucher les trous avec du ciment. A côté du Select détruit, on joue au Normandie: Le Journal intime d'une demi-vierge. Un proverbe sara dit: « La mort nous côtoie tous les jours, mais ce n'est pas une raison pour que nous arrêtions toute activité. » - Que signifie Sahara ? Un libraire dit : - Désert. A part le supermarché, ce qui intéresse Felicia, c'est le magasin d'ameublement. Elle demande le prix des draps. Elle s'assoit longuement sur le canapé beige. Le ministre de l'Information m'attend sous un arbre. II est jeune, intelligent. Il a fait des études de droit et de sciences politiques à Bordeaux. II a soigné sa grippe toute la journée avec des feuilles de goyave. - Vous n'avez jamais pensé à rester en France ? I1 dit : - Jamais. Je dis : - Quand la guerre civile a-t-elle commencé ? - C’est une bonne question; car il faut savoir à quel moment une guerre est le combat : - de deux factions dans un pays - de deux factions aidées par l'étranger - de l'étranger en dehors de son territoire. Je dis : - Est-ce que vous êtes polygame? - Pas encore. Le ministre de l'Economie et du Plan dit : - Il y a une question à laquelle je n'ai pas répondu : en quoi la polygamie est-elle une mauvaise solution. - Vous êtes pour? - Ce n'est pas ce dont je vous parle; je n'ai pas répondu à la question : en quoi la polygamie est-elle une mauvaise solution. Beaucoup d'Africaines n'y sont pas violemment opposées, même parmi les plus évoluées. L'une a dit: - C'est une solution qui laisse aux femmes du temps libre; pour apprendre, faire de la couture. Je dis : - Le phantasme sexuel qui arrive en tête chez les Américaines, c'est d'appartenir à un harem. Mais la polygamie n'a rien à voir avec le harem. Les harems en tant que tels n'existent plus. C'est une structure liée à la féodalité. Revenons à la guerre avec la Libye. Kadhafi convoite le Tchad pour sa position stratégique, pour son pétrole et son uranium supposés; mais aussi, ce qu'on oublie souvent, pour les palmiers dattiers. Il y en a un million, c'est une grande richesse. Je dis : - C'est curieux. On n'a pas l'impression que vous êtes un pays en guerre. - Si, nous sommes en guerre. Nous fournissons un effort d'armement qui nous mine. C'est de l'argent qu'il faudrait mieux utiliser pour le développement. Les combats peuvent reprendre d'un moment à l'autre. Le Tchad est la névralgie du monde. Au dîner, cinquante femmes sur une scène chantent, dansent: « Hissène Habré, guide bien-aimé, tu resteras toujours au pouvoir. » Je quitte les gens du groupe. A la Tchadienne n° 2, je dis : - Tu es de quelle ethnie ? - Sara. C'est avec elle que j'ai commencé ce voyage. Je suis émue. Je prends l'avion avec le ministre du Tourisme. Je dors debout. Un membre du cabinet veut absolument converser. Je somnole. Je dis : - Vous êtes de quelle ethnie ? - Sara. Je voudrais du thé. Nous sortons pour aller à la buvette. Une femme tient sur ses genoux mon livre. Est-ce une hallucination ? Nous redescendons. Mon cicérone, sans que je lui demande rien, discourt sur les rites initiatiques de son ethnie. C'est à peu près le seul sujet au monde qui pouvait me réveiller. Je dis : - Vous avez été initié? - Oui. - Quand ? - A quinze ans. - Ça consiste en quoi? - On ne peut pas le raconter sauf à un initié. L'enfant part dans la brousse six mois ou un an. Il apprend. II écoute. II n'entre en contact avec son père et sa mère que s'ils sont eux-mêmes initiés. Je dis : - Vous allez faire initier vos enfants? -Oui. Je n'ai pas encore pu; à cause de la guerre. La brousse est dangereuse. Un adage peuhl affirme que pour devenir sage, il faut : la connaissance, l'expérience, le voyage. Mes pieds sont désormais posés sur le triangle de l'Afrique. Je suis solide. Je suis non alignée.
Elisabeth HUPPERT................................... |
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